jeudi 30 octobre 2014

Podcast de l'émission Homomicro du 27/10

Lundi 27 octobre, j'ai pu renouer avec mon passé radiophonique, en rejoignant l'équipe de chroniqueurs de Homomicro, l'émission animée chaque semaine par Brahim Naït-Balk sur Fréquence Paris Plurielles. J'y parlerai cinéma et DVD une fois tous les quinze jours. Pour la première, je suis revenu sur Bande de filles, le beau film de Céline Sciamma. 

Le podcast est en ligne ici : http://www.homomicro.net/wp/#.VFIHfIuG_KN

vendredi 10 octobre 2014

La lucidité au Salon d'automne, du 16 au 19 octobre

J'ai entamé il y a plusieurs mois avec Pascale Morelot-Palu un travail autour de différentes notions, dont la première est la lucidité, en tentant de mettre en résonance ses peintures et mes textes. Nous nous sommes arrêtés sur ce premier thème en nous rendant compte de l'importance pour elle et moi de la phrase sublime de René Char : "La lucidité est la blessure la plus rapprochée du soleil." Invitée au Salon d'automne (du 16 au 19 octobre sur les Champs-Elysées), Pascale a choisi d'y exposer le premier diptyque de cet ensemble en cours d'élaboration, et bien sûr, puisque c'est un  diptyque, les deux textes correspondants. Les voici, en attendant la suite…

Lucidité 1 : le fils


Il y avait la voix de mon père.
Il y avait les mots de mon père.
Il y avait le ton de la voix et des mots de mon père.
Là. Derrière moi. L'ombre de mon père. A me toucher.
J'entendais ces mots. J'entendais cette voix. Et les conseils qu'ils portaient.
Et lui, et son souffle si proche, et l'air brassé par ses ailes.
Et ses efforts pour rester à portée de moi.
Mais je ne me retournais pas.

Il y avait le génie de mon père. Et il y avait la prudence de mon père. Je n'avais pas l'un et je ne voulais pas avoir l'autre.
Comme j'avançais !
Oh, comme j'avançais !
Comme je montais. Plus haut. Plus haut. Plus haut. Plus haut.

Peu à peu il n'y a plus eu que le murmure assourdi de la voix de mon père, le bruissement indistinct des mots de mon père.
Loin. Derrière moi.
Je ne me suis pas retourné.
J'ai jeté un œil juste en dessous de moi, et j'ai vu les côtes de l'île, et le fracas blanc des vagues sur les rochers, et la terre aride, et j'ai vu le Labyrinthe, l'œuvre du génie de mon père, mais si lointain, si petit, si dérisoire, que j'en oubliais presque combien cela avait été difficile de le fuir.
Et j'ai senti, là, dans mon dos, la puissance de mes ailes qui me poussaient en avant, en hauteur, plus en avant, plus en hauteur, le génie propre de ces ailes inventées par mon père qui m'éloignait à chaque battement un peu plus de la prison qu'il avait édifiée et dont il nous avait délivrés.
Je ne saurai jamais créer cela, ni les ailes ni le Labyrinthe, mais je saurai m'élever bien au-dessus de mon père. Ce sera cela mon génie propre. Aller où il ne pourra jamais aller, où il n'aura jamais même rêvé d'aller, ou dont il aura eu peur. Je n'ai pas peur. Je n'ai jamais connu la peur. Ni de l'inconnu ni du Minotaure. Ni des géants ni des rois. Et pas plus des fils de Dieux ou des sortilèges.
J'irai où ils n'iront jamais. J'y vais. J'y vole. Vers le ciel infini de la Crête et du monde, vers l'azur qui reflète les mers, vers les étoiles qui colonisent la nuit, vers le soleil enfin où je défierai Hélios et Apollon de mon éclat.
Oui. Je serai l'égal des Dieux dans ces hauteurs de l'univers. Je dépasserai l'Olympe.

Comme j'avance.
Oh, comme j'avance !
Oui. Je toucherai le soleil et j'éblouirai mon père.
Il ne doit plus être qu'une tache, là-bas, juste au-dessus de l'eau, juste un point noir qui admire son fils dans sa course vers le soleil, qui a compris peut-être que mon exploit éclipsera sa gloire.
Je ne me retourne pas.
Il n'y a plus d'ombre pour moi. Il n'y a plus son ombre qui pèse sur moi. Il n'y a plus d'ombre pour me protéger de la chaleur et de la lumière. Il n'y a plus que l'air remué par mes ailes pour un instant me rafraîchir.
Oh oui. Je suis si près. Si près. Je sens la beauté et la violence du soleil juste au bout de mes doigts. Je sens le feu du soleil qui gagne mes ailes. Je sens que je suis près de mon but, que je brûle.
Le soleil me dévore.
Je le laisse faire. Je fais corps avec lui. Je lui appartiens.

Je brûle. Je suis une torche, un nouveau soleil qui fonce vers la terre et la mer, et la Grèce, et la Crête, et la Sicile, pour les illuminer bientôt.

Lucidité 2 : le père

J'ai su, j'ai toujours su, quand il était tout petit déjà, il était pareil, déjà, et j'ai toujours su que je n'y pourrais rien. Qu'est-ce que j'aurais pu faire ? J'ai fait ce que j'ai pu.
J'ai eu des torts bien sûr, et j'ai commis des crimes qui me poursuivent encore : l'a-t-il appris ? J'ai précipité un homme dans le vide parce qu'il m'avait volé une invention. Je me suis mis au service d'un tyran. J'ai aidé une femme, sa reine, à accoucher d'un monstre et j'ai mis ce monstre en cage dans une prison sans issue. Et je me suis laissé enfermer avec lui. Comme une punition. Et mon fils, mon fils, aurais-je dû le laisser dehors, aurais-je dû le laisser à sa mère, à la merci du roi et de sa colère ? Je l'ai pris avec moi et, dans notre solitude, je lui ai tout enseigné. Toutes les sciences que je connais, celle du vent et des voiles, celle de la mer et des bateaux, celle des outils et de la matière que l'on sculpte ou que l'on taille, celle aussi de l'architecture qui m'a fait concevoir le Labyrinthe et ses secrets.
Combien de temps avons-nous erré dans ces couloirs hantés par le monstre, moi lui enseignant, le tenant par la main, et lui si désireux de s'affranchir, de courir au devant du danger, au devant du monde, de la vie ou de la mort ? J'ai oublié. Je ne l'ai pas vu grandir. [Mon fils, mon enfant.]
Il étouffait bien sûr, dans ce monde confiné. Il étouffait de mon savoir. Il voulait façonner sa vie, conquérir l'univers et ses mystères. Il voulait se frotter aux autres, se battre avec le destin, il se rêvait un avenir de héros comme tous les enfants. Et surtout il voulait partir, bien sûr, sortir de ce triste palais façonné de mes mains. Tout le monde l'aurait voulu. Et moi ? Je ne sais pas. Je n'y pensais pas. Je n'y ai pensé que pour lui.
Et j'ai eu peur en y pensant. Car je savais qu'il m'échapperait alors en échappant à ce lieu clos. Qu'il voudrait voir et appréhender le monde par lui-même et ne plus m'écouter. Qu'il allait, à peine sorti, m'abandonner, me laisser-là avec mes remords et mes ambitions. Mais qu'aurais-je pu y faire ? C'est la vie, n'est-ce pas ?
J'ai forgé l'objet de notre évasion, ces grandes ailes de bois, de toile, de colle et de plumes. J'ai revêtu les miennes et je lui ai expliqué comment on s'en servait, comment glisser sous le vent, utiliser les courants ascentionnels grâce auxquels nous dépasserions les hauts murs dépourvus de toit du Labyrinthe, et ceux qui nous mèneraient vers la mer. Je voulais l'attacher à moi et le porter vers cette liberté dont il rêvait tant mais il a protesté. Il a dit qu'il n'était plus un enfant que l'on porte, qu'il volerait de ses propres ailes. Je l'ai regardé. Et j'ai vu ce que je n'avais pas vu depuis tout ce temps, combien de temps ?, qu'il était un homme désormais. Un jeune homme beau, fier et arrogant comme je l'avais été. Ô comme il me ressemblait, et cela aussi me faisait frémir.
Il ne souriait pas quand il a dit "Je volerai seul vers mon destin". Et j'ai su, et je me suis souvenu que j'avais toujours su mais que j'avais oublié.
J'ai dessiné ses ailes, je les ai ajustées pour qu'elles soient idéalement à sa taille, j'ai répété mes conseils sur le vent et les courants et je lui ai dit "Tu resteras derrière moi." Mais j'ai vu dans son regard qu'il ne le ferait pas. Qu'est-ce que j'aurais dû faire ?
Il n'était pas midi quand nous avons pris notre envol. Au début, il m'a suivi. Peut-être à ce moment-là m'admirait-il encore ? Mais cela n'a pas duré longtemps. Il s'est laissé griser par tout cet air, par tout cet espace qui s'ouvrait devant lui, par toutes ces possibilités qui s'offraient à lui désormais. Il m'a dépassé. Il volait au rythme propre de ses propres ailes et n'en faisait qu'à sa tête. Il tournoyait dans le ciel. Il filait droit devant lui en riant. Il criait au soleil qu'il arrivait. Il défiait les Dieux, et les oiseaux, et les cieux. Il montait et ne m'écoutait pas, ou ne m'entendait pas, qui sait ? Et qu'importe. Il ignorait les risques et mes avertissements. Qu'est-ce que j'aurais pu faire ?
Je l'ai vu s'éloigner. Je l'ai vu se dissoudre dans l'immensité. Il n'était plus qu'une tache infime devant l'astre jaune à son firmament.
Et puis j'ai entendu un cri dans l'azur et j'ai vu une torche qui tombait dans la Méditerranée, une torche folle et hurlante illuminant la terre et la mer, et la Grèce, et la Crête, et la Sicile.
Après, un grand silence.
J'étais seul au-dessus de la mer. Je ne pouvais plus bouger. Je me suis laissé porter sur les ailes du vent et j'ai atterri ici sans savoir comment. J'y suis bien, j'y soigne ma douleur. Je pense que je n'en partirai plus.
Souvent, tous les jours sûrement mais je ne tiens pas les comptes, je pense à mon fils et à sa vie trop courte d'insolent météore.
Je me dis que ce fut un accident. Je me dis que j'ai fait son malheur. Je me dis que je l'ai trop protégé et qu'il n'était pas prêt à affronter le monde. Je me dis que je ne l'ai pas assez protégé. Je me dis que les Dieux me font payer mes fautes. Mais je me dis aussi que je savais que cela arriverait, ainsi ou autrement, que je l'ai toujours su. Et je ne vois pas ce que j'aurais pu y faire.

J'ai la mémoire qui flanche…, ma chronique pour Hétéroclite



Ma dernière chronique Feux croisés pour le magazine Hétéroclite, autour du fabuleux documentaire Portrait of Jason et du roman policier Le Bal des hommes.
Mais comment vivait-on ? On oublie vite, on a déjà oublié. Or cette question en porte une autre en elle, plus importante encore peut-être : comment en est-on arrivé là ? Là, c’est-à-dire aujourd’hui, à nos vies, à nos modes de vie, à nos droits, à nos revendications. On en crève, on se dessèche d’évacuer ce passé, de ne pas le regarder, de faire comme si tout était toujours allé de soi, de penser qu’hier était comme aujourd’hui et que demain dès lors sera pareil. Car, bien sûr, on ne vivait pas ainsi il y a quelques décennies : il a fallu tout conquérir pour surmonter les oppressions, il a fallu s’affirmer, il a fallu être courageux, il a fallu être folle souvent. Car oui, notre histoire bien souvent a été forgée par les folles, n’en déplaise à tous ceux qui pensent que c’est en se cachant qu’on fait bouger les choses. Comment vivait-on, pédé et black, dans l’Amérique des années soixante, alors que le mouvement gay émergeaient à peine ? Le génial documentaire de Shirley Clarke Portrait of Jason, tourné en 1967, en offre un aperçu en laissant la parole à ce personnage hors-norme qu’est Jason. Prostitué et artiste de cabaret, il raconte sa vie réelle et sa vie inventée, entre vérité et mythomanie, qui nous révèle ainsi un certain moment de l’Amérique homosexuelle. Longtemps inédit en France, ce grand film au dispositif narratif stupéfiant vient de sortir en DVD. Autres temps, autres mœurs, autre approche dans le savoureux Bal des hommes : celle de la pure fiction, policière qui plus est, pour approcher les milieux homos parisiens des années 30. Derrière l’intrigue à tiroirs dont l’amusant point de départ est la mort d’un tigre du zoo de Vincennes à qui on a coupé le sexe pour le réduire en poudre aphrodisiaque, Gonzague Tosseri (un nom de plume utilisé par deux journalistes unis pour ce roman) raconte de façon très documentée la sexualité, les rencontres, la pression policière, les arrière-cours du désir et de la vie quotidienne chaotique de ceux qu’on appelait alors les invertis. Deux utiles, très utiles rappels…
Portrait of Jason de Shirley Clarke (en DVD aux éditions Potemkine)
Le Bal des hommes de Gonzague Tosseri (éditions Robert Laffont)